HAITI : Face aux crises et catastrophes, l’impasse et le relent francophile
Un tremblement de terre de magnitude 7,2, l’assassinat du président Moïse Jovenel, l’insécurité endémique, l’exposition des gangs, deux siècles après l’indépendance, Haïti est au point mort. Et face à la stabilité dont jouissent les îles voisines françaises, des doutes sur l’opportunité de la souveraineté font surface au sein d’une jeune de moins en moins résiliée. Reportage.
Début septembre 2021. Martissant, dangereuse banlieue de Port-au-Prince et unique porte d’entrée vers le sud haïtien. L’air est brumeux bien que le soleil soit au zénith. Des deux côtés de la National 2, les ruelles sont vides. Point d’ombre humaine dans ce bidonville qui, il y a encore quelques jours, était le théâtre d’affrontements entre de sanguinaires et impitoyables gangs. Mais depuis le tremblement de terre, un accord a été trouvé entre les autorités et ces groupes armés, afin “qu’ils quittent temporairement les lieux” pour faciliter l’acheminement de l’aide d’urgence. 3h plus tard, Les Cayes. Si au principal rond-point de la ville, le monument blanc porte son crucifix, intact, tout au long de la route, des débris et gravats. Et alors que le bus de Chic Transport, l’une des rares compagnies à desservir le Département du sud entre en gare, une panique. Des vrombissements de motos dans tous les sens. Sous un hangar un peu plus loin, trois policiers dont le commissariat a été démoli par le séisme deux semaines plus tôt courent au grand carrefour et tentent d’organisation la circulation. Il s’agit d’une fausse alerte aux républiques. Depuis le 14 août et le tremblement de terre, l’attente agonisante de répliques facilitent ces fausses alertes alors que Haïti qui a enchaîné des crises et calamités ces derniers temps tente de se relever.
Après la grande débandade, le désastre
La ville des Cayes est encore dans la peur. Le terrain de l’Eglise protestante luthérienne est rempli de tentes où, le soir venu, les populations dorment, “de peur d’être surprises par des répliques” explique Beata. A 23 ans, l’étudiant en anthropologie donne quelques heures par jour pour la distribution de vivres assurée par le Programme alimentaire mondiale (Pam) depuis le séisme. A l’entrée du terrain, une longue file d’attente et la crainte de nouveaux tremblements. Le 14 août, alors que Les Cayes n’avaient pas connu de telles secousses depuis 5 siècles, un rapide bruit précurseur et de fortes secousses, “pendant 25 longues minutes” tient à préciser Mgr Coulanges. Le prélat a vu, tout comme le cardinal Chibly, évêque de la localité, l’évêché s’écrouler littéralement et “la cathédrale a été secouée, de longues heures durant” précise-t-il avant le verdict, “et bien qu’elle soit debout, elle sera démolie et reconstruite“. Dans le département Sud, le plus dévasté par les secousses, la rentrée scolaire ne peut qu’être reportée. Selon l’Unicef, “94 des 255 écoles du département du Sud sont complètement détruites ou ont subi des dommages partiels” et à quelques semaines de la rentrée, il n’y a pas de doute que “la grande majorité des élèves doivent patienter plusieurs mois” selon l’organisation catholique Caritas. “Nous avons la moitié de nos écoles qui sont parties” constate Mica, directrice d’une école primaire. En face de son établissement en ruine, l’immense bâtisse de “Kay Fè”, légendaire marché de la ville sera démoli selon Sylvie Rameau, “à cause des nombreuses fissures” regrette l’édile. Avec les postes de polices emportés, l’insécurité déjà endémique prend de l’ampleur et alors que début juillet, le président Jovenel Moïse a été assassiné dans sa résidence, les 11 millions d’haïtiens habitués aux crises depuis plusieurs décennies craignent le pire.
L’impasse politique
A Port-au-Prince, malgré l’arrestation d’une vingtaine de personnes dont 18 colombiens, l’enquête sur la mort du président n’avance pas. Le procureur général qui menaçait d’inculper le Premier ministre a été limogé par ce dernier, jetant encore un peu plus de discrédit sur l’issue de l’enquête. Malgré son limogeage, Bed-Ford Claude dit disposer de “suffisamment d’éléments compromettants qui corroborent l’implication de Ariel Henry” dans la mort du chef de l’Etat. Dans la foulée de la mort du président, Ariel Henry qu’il avait nommé à la tête du gouvernement quelques jours plut tôt s’est hissé aux commandes du pays avec le soutien à peine dissipé de Washington alors que la constitution prévoit qu’en cas de vacances au sommet du pays, le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (Cspj) assume l’intérim. Mais ironie du destin, René Sylvestre est mort de la covid-19 quelques jours avant l’assassinat de Moïse, plongeant Haïti dans une crise politique sans précédent. A défaut du président du Cspj, la loi fondamentale stipule que le président du Sénat ne succède au chef de l’état défunt. Mais imbu du soutien de la communauté internationale, Ariel Henry ne l’entend pas de cette oreille et opte pour une longue transition menée par lui en “attendant que les conditions ne soient remplies pour une élection équitable”. La société civile dénonce “un statu quo anticonstitutionnel” alors que, minée par des divisions internes, l’opposition est totalement inaudible sur le sujet. Face à la double crise politique et humanitaire, à l’insécurité ambiante ainsi qu’aux élèvements contre rançons qui se multiplient, les populations cherchent à quitter le pays. “Le nombre de personnes traversant vers la République dominicaine a été multiplié par 6 en 1 mois” selon une responsable de l’Organisation internationale des migrations (Omi) à Malpasse, l’une des 4 postes-frontières terrestres qu’Haïti partage avec son voisin, la République dominicaine.
Une résilience à vive épreuve
“Nous sommes dans une crise sans fin” s’inquiète Jean Verlaire. Selon cet acteur de la société civile, “la résilience des haïtiens est à bout“. Une impression largement partagée par les jeunes qui se sentent de moins en moins concernés par la glorieuse histoire de la première république noire dans la lutte contre l’esclavage. “Je n’ai que faire des vieilles gloires” s’emporte Célestin Charles. L’étudiant en Télécom qui a tenté déjà quatre fois de décrocher, contre autant de refus, un visa pour Paris compare Haïti aux îles françaises, “la Martinique voisine a 25 ans d’espérance de vie plus qu’Haïti” illustre-t-il, dénonçant une indépendance qui n’a profité “qu’aux égos des indépendantistes et aux oligarchies dirigeantes” selon le trentenaire qui doit parcourir une dizaine de kilomètres chaque jour pour aller charger son téléphone portable. Haïti connaît depuis plus de dix ans une récurrente crise énergétique qui fait que chaque ménage n’a accès à l’électricité que pendant 4 à 6 heures par jour. Comme Célestin Charles, ils sont de plus en plus nombreux à préférer “un destin commun avec la France que l’indignité actuelle“, “on aurait pu rester français comme nos îles amies” conclut Martine Louis, une étudiante haïtienne vivant en Guadeloupe. A défaut de la France, le jeune Célestin travaille dans un supermarché afin de pouvoir se payer dans quelques mois un visa pour la République dominicaine. Sauf que, compte tenu de l’affluence de ces dernières semaines, le voisin a augmenté de 150% le coût du visa, passant de 200 à 500€.
MAX-SAVI Carmel, Envoyé spécial en Haïti, reportage publié dans L’Incorrect No47, Octobre 2021 sous le titre, “Haïti, reportage au cœur du désastre”